Le modèle actuel de la médecine ne séduit plus. De plus en plus en confrères quittent la profession, ou envisagent de la quitter. Les réformes en cours n’arrangent rien, et l'Union des Médecins - Absym-Bruxelles tire la sonnette d'alarme. À travers les analyses croisées du Dr Michel De Volder et du Dr Gilbert Bejjani, ce dossier explore les racines profondes du mal tant en médecine générale que spécialisée – de la surcharge administrative au piège du forfait – et avance une proposition de rupture pour revaloriser l'acte : le Secteur 3.
« À 15 euros net de l’heure, ne demandez pas aux jeunes de se sacrifier »

C’est une hémorragie silencieuse qui menace de faire imploser la première ligne bruxelloise. Au-delà des départs à la retraite, la profession fait face à un phénomène plus inquiétant : l’abandon pur et simple du métier par les jeunes diplômés après quelques années de pratique. En s’appuyant sur les données implacables du rapport récent de l'Observatoire de la Santé (Iriscare)1, le Dr Michel De Volder (Union des médecins – Absym-Bruxelles) déconstruit les mythes : ce n'est pas (que) la surcharge administrative qui fait fuir la relève, mais une perte de sens et de rentabilité face à la "forfaitisation" forcée.
Il y a les chiffres officiels, rassurants, et puis il y a la réalité du terrain, glaciale. Une étude récente de l’Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles-Capitale (Iriscare), menée en collaboration avec la FAMGB et le BHAK, jette une lumière crue sur l'avenir de la médecine générale. Si l’on applique le scénario le plus réaliste et le plus sévère envisagé par l’Observatoire de la Santé (départ des aînés, réduction des prestations, besoins plus lourds), 95 % des Bruxellois seraient désormais en zone de pénurie de médecins généralistes.
Mais le plus alarmant n'est pas la pénurie elle-même, c'est sa cause profonde : le désamour. « On cite des études montrant que 15 à 20 % des jeunes diplômés quittent définitivement la profession 5 à 10 ans après leur diplôme », pointe Michel De Volder. Avant de question : « Pourquoi un bac +9 finit-il par jeter l'éponge ? »
Le mythe de la "paperasse"
La réponse facile, celle servie par le politique, est la surcharge administrative. « Je mets cette explication à bas », tranche le Dr De Volder. « Bien sûr, il y a de la lourdeur. Mais avec l'informatisation, on a aussi gagné du temps. La vraie raison est ailleurs : c'est l'effondrement des perspectives et des conditions de travail. »
La jeune génération a fait un choix de société : elle refuse le sacerdoce de ses aînés. Les chiffres de l'Observatoire le confirment : là où un médecin de 60-64 ans preste en moyenne 53 heures par semaine, un confrère de 30-34 ans n'en preste que 42,4. « Pour remplacer un ancien qui part, il faut aujourd'hui 2,3 nouveaux médecins », calcule Michel De Volder. « Ce n'est pas une critique, c'est une équation mathématique. Or, si l'on veut attirer et retenir ces jeunes qui privilégient légitimement leur équilibre de vie, il faut que le métier reste attractif financièrement et intellectuellement. »
C'est là que le bât blesse. « Quand un jeune médecin fait ses comptes, il arrive parfois à 15, 16 ou 18 euros net de l'heure. C'est révoltant », s'insurge le représentant de l'Union des Médecins. À ce tarif-là, face aux responsabilités et à la pression, l'abandon n'est pas un échec, c'est un choix rationnel.
Le piège de la forfaitisation
Pour ne rien arranger, le modèle vers lequel les autorités poussent la profession (le forfait) semble agir comme un repoussoir à la productivité. Là encore, les données de l'étude Iriscare sont sans appel. Les médecins payés à l'acte travaillent en moyenne 47,2 heures par semaine, contre seulement 38,5 heures pour ceux payés au forfait. Plus interpellant : le temps consacré purement aux consultations chute à 27,7 heures dans le système forfaitaire, contre 31,6 heures à l'acte.
« C'est la nature humaine », analyse Michel De Volder, fort de son expérience de création de la Garde Bruxelloise. « Si vous payez quelqu'un le même montant qu'il voie 3 patients ou qu'il en voie un seul, il en verra un. » Le risque ? Que la forfaitisation généralisée, vendue comme une solution au confort du praticien, ne fasse qu'aggraver la pénurie en réduisant le volume de soins disponibles, tout en déresponsabilisant le patient.
Un risque d'effondrement à l'anglaise
Pour l'Union des Médecins, le message est clair : la fuite des jeunes médecins est le symptôme d'un système qui ne valorise plus l'effort. Les primes télématiques ? « Des pièges où l'on indexe les conditions d'octroi, mais jamais le montant », estime le Dr De Volder. La réforme de la nomenclature ? « Une pénalisation des médecins efficaces. »
Si l'on continue à dégoûter la profession par des tarifs bloqués et une perte de liberté thérapeutique, l'issue est connue. « Regardez le NHS en Angleterre : il a explosé. Si vous formez des médecins mais que vous ne les payez pas correctement derrière, ils partent. » Pour éviter le naufrage, il est urgent de laisser coexister les modèles et de redonner à l'acte ses lettres de noblesse : celles d'un moteur qui stimule la prise en charge et garantit l'accessibilité.
1. Soins de médecin généraliste en Région bruxelloise : disponibilité des soins et accessibilité spatiale. Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles-Capitale (2025). Bruxelles: Iriscare.brussels
Le secteur 3, l'ultime « réflexe de survie » des médecins face à l'étau étatique

Face à la fuite des jeunes praticiens et à la pression constante sur les budgets, l'Union des Médecins - Absym-Bruxelles propose une troisième voie, inspirée du secteur 3 en France, un mode d’exercice où le médecin fixe librement ses honoraires, sans aucun tarif de la Sécurité sociale et sans remboursement (ou presque) pour le patient. Pour le Dr Gilbert Bejjani, ce « Secteur 3 » n'est pas une provocation, mais une nécessité vitale pour empêcher le dégoût définitif de la profession.
« Il ne faut pas dégoûter le médecin. Un système de santé sans médecins, cela n'a pas de sens. » Le constat du Dr Gilbert Bejjani, président de l’Union des Médecins fait écho à celui de son confrère Michel De Volder. Mais là où l'un pose le diagnostic chiffré de l'abandon, l'autre esquisse la riposte politique. Car pour le syndicat médical, la fuite des jeunes n'est pas une fatalité : c'est la conséquence directe d'une politique de « médecin-bashing » et de rabotage budgétaire.
Trois besoins, un rempart
L'analyse est claire : la nouvelle génération ne se laissera pas faire. Elle a trois exigences non négociables : gagner sa vie, préserver son bien-être et garder sa liberté. « Avec ou sans syndicat, si on touche à cela, il y aura des mouvements de masse », prévient Gilbert Bejjani. Le « réflexe de survie » est enclenché.
Aujourd'hui, l'étau se resserre. Réforme du financement des hôpitaux qui menace les honoraires, volonté de limiter les suppléments même pour les non-conventionnés... Le message envoyé aux jeunes est désastreux. « On ne peut pas demander à des gens de travailler pour 30 euros la consultation alors qu'ils voient l'inflation galoper partout ailleurs », martèle le Dr Bejjani.
Le président de l’Union des Médecins s’inquiète aussi de voir certains spécialistes quitter les institutions hospitalière. « C’est inquiétant de voir des spécialistes hospitalier quitter les hôpitaux pour pratiquer au niveau de la première ligne. »
Le « Secteur 3 » : la liberté à la française
C'est ici que l'Union des Médecins abat sa nouvelle carte maîtresse : le Secteur 3. Inspiré du modèle français, il s'agirait d'un secteur de pratique totalement libre, sans aucun remboursement par la sécurité sociale (ou un remboursement minime), mais sans aucun plafond d'honoraires non plus.
La logique est implacable : si l'État veut imposer des règles strictes et des tarifs limités aux secteurs conventionnés (secteur 1) et non-conventionnés (qui restent remboursés – secteur 2), alors il doit tolérer une soupape de sécurité. « Si on veut limiter ce qui est remboursé par la solidarité, il faut laisser une liberté totale de pratiquer en dehors du système. »
C'est peut-être la seule manière de retenir ces jeunes médecins qui, sinon, abandonnent tout simplement la blouse. « Ils veulent travailler, mais pas comme des forçats et pas pour des clopinettes. »
Gare à la fausse subsidiarité
L'autre combat, c'est celui de l'efficience, ou plutôt de sa dérive. L'Union des Médecins n'est pas contre le Value Based Healthcare. « Je suis le premier à dire qu'il faut de l'efficience », assure le Dr Bejjani. « Mais pas si cette efficience sert de paravent pour démolir le corps médical. »
La subsidiarité – déléguer des actes aux infirmiers, pharmaciens ou sages-femmes – a ses limites. « On ne peut pas dire que les infirmières vont tout faire à domicile si elles ont besoin de la supervision médicale. On ne peut pas laisser les kinés faire de l'autodiagnostic sans risque de surconsommation. » Surtout, on ne peut pas financer la prévention en déshabillant le curatif lourd, comme l'oncologie.
(cadre) Rejoindre pour peser
Le message final est un appel au rapport de force. Face à des ministres qui ont « tous les pouvoirs » et qui peuvent décider du jour au lendemain de réduire les budgets, l'isolement est suicidaire. Gilbert Bejjani invite les médecins, et particulièrement les jeunes tentés par le découragement, à se syndiquer et rejoindre l’Union des médecins (https://www.uniondesmedecins-absym.be). Non pas pour défendre un conservatisme aveugle, mais pour imposer ce « Secteur 3 » et garantir qu'il reste, demain, un espace de liberté où la médecine est encore possible.
